Shah Guido G.
Une fois par an, Philo Plat revenait sur les lieux de son crime. C’était une sorte de pénitence. A chaque anniversaire, il escaladait la crête aride et contemplait les kilomètres de métal broyé, de béton et d’ossements.
L’endroit était désert. Les vagues de métal étaient encore épargnées par l’oxydation et la rouille, leurs dents pointues dressées en une inutile colère. Quelque part, au milieu de tout cela se trouvaient les squelettes des milliers d’êtres qui étaient morts, sans distinction d’âge ni de sexe. Leurs crânes aveugles lui donnaient l’impression de tourner vers lui des orbites vides, déchirées par la malédiction.
La puanteur avait depuis longtemps disparu du désert, et le calme régnait dans les antres des lézards. Aucun homme n’approchait de la sépulture clôturée où ce qui restait des corps gisait dans le cratère tailladé qui s’était formé dans ce dernier éboulement.
Seul Plat venait. Il y retournait chaque année, et toujours, comme pour détourner tant de regards démoniaques, il portait sa médaille d’or. Elle pendait élégamment à son cou alors qu’il se dressait sur la crête. Elle portait une courte inscription : « Au libérateur ! »
Cette fois, Fulton était avec lui. Fulton avait été jadis un inférieur, au temps qui avait précédé la catastrophe ; au temps où il y avait des supérieurs et des inférieurs.
— Je suis stupéfait, dit Fulton, que vous vouliez à toute force venir ici, Philo.
— Il faut que je vienne, répondit Philo. Vous savez que le bruit de la catastrophe a été entendu à des centaines de kilomètres. Les sismographes l’ont enregistré dans le monde entier. Mon vaisseau était presque exactement au-dessus. Les ondes de choc m’ont frappé et m’ont envoyé à des kilomètres de là. Cependant, tout ce dont je puisse me souvenir quand je pense à ce bruit, c’est ce cri composite lorsqu’à commencé la chute d’Atlantis.
— Il fallait le faire.
— Des mots, soupira Plat. Il y avait des bébés et des innocents.
— Personne n’est innocent.
— Moi non plus. Fallait-il que je fusse l’exécuteur des hautes œuvres ?
— Il fallait que ce fût quelqu’un.
Fulton était résolu.
— Considérez le monde maintenant, vingt-cinq ans après. La démocratie rétablie, l’éducation désormais universelle, la culture accessible aux masses, et la science aujourd’hui, en progrès. Deux expéditions ont déjà atterri sur Mars.
— Je sais. Je sais. Mais cela, aussi, c’était une culture. On l’appelait Atlantis parce que c’était une île qui dirigeait le monde. C’était une île dans le ciel, pas dans la mer. C’était une ville et un monde tout à la fois, Fulton. Vous n’avez jamais vu son revêtement de cristal et ses somptueux bâtiments. C’était un joyau unique, sculpté dans la pierre et le métal. C’était un rêve.
— C’était un concentré de bonheur dont l’essence était extraite du peu de choses qui était distribué à des milliards de gens ordinaires vivant sur la surface.
— Oui, vous avez raison. Oui, il fallait le faire. Mais cela aurait pu être bien différent, Fulton. Vous savez », il s’assit sur le rocher dur, croisa les mains sur ses genoux et y enfouit son menton, « je pense parfois à ce que ce devait être l’ancien temps, quand il y avait sur la Terre des nations et des guerres. Je pense à l’extraordinaire miracle qu’a dû représenter pour les gens le moment où les Nations-Unies sont devenues pour la première fois un vrai gouvernement mondial, et à ce qu’a dû signifier, pour eux, Atlantis.
« C’était une métropole qui gouvernait la Terre mais n’en faisait pas partie. C’était un disque noir, en l’air, capable d’apparaître en n’importe quel point de la Terre à une certaine hauteur ; n’appartenant à aucune nation, mais à toute la planète. Pas le produit de l’ingéniosité d’une nation, mais la grande réalisation de toute la race – et puis, qu’est-elle devenue ? »
— Partons-nous ? demanda Fulton. Nous voulions être de retour au vaisseau avant la nuit.
— D’une certaine façon, poursuivit Plat, je suppose que c’était inévitable. La race humaine n’a jamais inventé une institution qui ne soit devenue en définitive un cancer. II est probable qu’aux temps préhistoriques, le sorcier qui commençait par être le dépositaire de la sagesse de la tribu finissait par être l’ultime obstacle au progrès de la tribu. Dans la Rome antique, l’armée de citoyens…
Fulton le laissait parler – patiemment. C’était un étrange écho du passé. Et il devait y avoir eu d’autres yeux posés sur lui en ce temps-là, attendant patiemment, tandis qu’il parlait.
— ...l’armée de citoyens, qui défendait les Romains contre tous ceux qui venaient de Véies à Carthage, est devenue la garde prétorienne de métier qui a trahi l’empereur et fait payer tribut à tout l’empire. Les Turcs ont créé les janissaires, leur avant-garde invincible contre l’Europe, et le sultan a fini comme esclave de ses esclaves janissaires. Les barons de l’Europe du Moyen Age ont protégé les serfs contre les Scandinaves et les Magyars, puis ils sont devenus, six cents ans plus tard, une aristocratie parasite qui ne contribuait plus à rien.
Plat pris conscience du regard patient posé sur lui et dit :
— Ne me comprenez-vous pas ?
L’un des techniciens les plus audacieux dit :
— Avec votre aimable permission. Supérieur, il faut que nous nous mettions au travail.
— Oui, j’imagine qu’il le faut.
Le technicien avait l’air désolé. Ce supérieur était bizarre. Bien qu’il débitât des absurdités, il demandait des nouvelles de leurs familles, leur disait qu’ils étaient des types bien, et que leur travail les rendait meilleurs que les supérieurs.
Il expliqua donc :
— Vous comprenez, il y a un nouveau chargement de granit et d’acier pour le nouveau théâtre et il faut que nous changions la distribution d’énergie. Cela devient très difficile. Les supérieurs refusent de nous entendre.
— Eh bien, c’est ce que je veux dire, Il faut que vous les obligiez à vous entendre.
Mais ils se contentaient de le regarder fixement et, en cet instant précis, une idée s’insinua doucement dans l’inconscient de Plat.
Léo Spinney l’attendait à l’étage de cristal. Il avait le même âge que Plat, mais il était plus grand et bien plus beau. Le visage de Plat était mince, ses yeux étaient d’un bleu porcelaine, et il ne souriait jamais. Spinney avait un nez droit et des yeux bruns qui semblaient rire sans cesse.
Spinney lui cria :
— Nous allons rater la partie.
— Je ne veux pas y aller, Léo. Je t’en prie.
— Encore avec les techniciens ? demanda Spinney. Pourquoi perds-tu ton temps ?
— Ils travaillent, dit Plat. Je les respecte. De quel droit est-ce que nous, fainéantons ?
— Devrais-je mettre le monde tel qu’il est en question alors qu’il me convient si bien ?
— Si tu ne le fais pas, quelqu’un te posera des questions un jour ou l’autre.
— Ça sera un jour ou l’autre, pas aujourd’hui. Et, franchement, tu ferais mieux de venir. Le Sekjen a remarqué que tu n’assistais jamais aux jeux, et il n’aime pas ça. Personnellement, je crois que des gens sont allés lui parler de tes conversations avec les techniciens, et de tes visites à la surface. Il pourrait même penser que tu fraies avec les inférieurs.
Spinney rit de bon cœur, mais Plat ne dit rien. Ça ne leur ferait pas de mal de frayer un peu plus avec les inférieurs, d’apprendre quelque chose sur ce qu’ils pensaient. Atlantis avait ses fusils et ses bataillons d’Ondes. Elle pourrait apprendre un jour ou l’autre que ce n’était pas suffisant. Pas suffisant pour sauver le Sekjen.
Le Sekjen ! Plat avait envie de cracher. Le titre complet était « Secrétaire général des Nations-Unies ». Deux siècles auparavant, c’était une fonction élective ; une fonction honorable. Maintenant un homme comme Guido Garshthavastra pouvait l’occuper parce qu’il pouvait prouver qu’il était le fils de son père et tout aussi dénué de valeur que lui.
« Guido G. », c’est ainsi que l’appelaient les inférieurs de la surface. Et d’ordinaire, avec amertume, « Shah Guido G. », parce que « Shah » avait été le titre d’une lignée de despotes orientaux. Les inférieurs le connaissaient bien pour ce qu’il était. Plat voulait le dire à Spinney, mais ce n’était pas encore le moment.
Les vrais jeux avaient lieu dans la haute stratosphère, à cent cinquante kilomètres au-dessus d’Atlantis, bien que l’Ile-Ciel soit elle-même à trente kilomètres au-dessus du niveau de la mer. L’immense amphithéâtre était plein, et le globe rayonnant, en son centre, retenait tous les regards. Chacun des minuscules croiseurs monoplaces, très haut au-dessus, était représenté par son symbole personnel incandescent, de la couleur qui appartenait à la flotte dont il faisait partie. Les petites étincelles reproduisaient exactement en miniature les mouvements des vaisseaux.
Le jeu était commencé quand Plat et Spinney s’installèrent à leur place. Les petites taches étincelaient déjà, se dirigeant l’une vers l’autre, s’effleurant et se ratant, changeant de cap.
Un grand tableau d’affichage indiquait l’évolution de la bataille en symboles conventionnels que Plat ne comprenait pas. Il y avait un enchevêtrement d’acclamations saluant telle flotte ou telle autre, ou des vaisseaux particuliers.
En haut, sous un dais, se trouvait le Sekjen, le Shah Guido G. des inférieurs. Plat le voyait très mal, mais il pouvait distinguer nettement la sphère de jeu modèle réduit qui était là pour son usage personnel.
Plat assistait au jeu pour la première fois. Il ne comprenait rien aux plus beaux points marqués et s’interrogeait sur la raison de certains cris. II comprenait cependant que les points étaient des vaisseaux et que les traits de lumière qui en jaillissaient en de nombreuses occasions représentaient des rayons d’énergie qui, cent cinquante kilomètres plus haut, avaient autant de réalité que pouvaient leur en donner les atomes flamboyants. Chaque fois qu’un point passait à toute vitesse, une clameur s’élevait dans le public, et elle retombait en un grand gémissement quand le point qui servait de cible changeait de cap et s’éloignait.
Puis il y eut un hurlement général, et le public, hommes et femmes jusqu’au Sekjen lui-même, bondit sur ses pieds. Un des points brillants avait été touché et tombait, décrivant spirales sur spirales. Cent cinquante kilomètres plus haut, un vaisseau réel faisait de même ; plongeant dans l’air qui s’épaississait et qui chaufferait et consumerait sa coque en alliage de magnésium, conçue spécialement pour se réduire en cendres, en poudre inoffensive avant qu’elle n’atteignît la surface de la Terre.
Plat se détourna.
— Je m’en vais, Spinney.
Spinney cochait sa carte du parcours et disait :
— Voilà cinq vaisseaux que les Verts ont perdus cette semaine. Il faut absolument que nous en ayons d’autres encore. Il était debout, criant frénétiquement : « Un autre ! »
Le public reprenait le cri, le psalmodiait.
— Un homme est mort dans ce vaisseau, dit Plat.
— Je te crois ! Et un des meilleurs des Verts encore. Bon Dieu, c’est drôlement bien.
— Est-ce que tu réalises qu’un homme est mort.
— Ce ne sont que des inférieurs. Qu’est-ce qui t’embête ?
Plat se fraya lentement un chemin au milieu des rangées de gens. Quelques-uns le regardèrent et murmurèrent. La plupart n’avaient d’yeux que pour la sphère du jeu. Il y avait, tout autour de lui, une douce senteur et, dans le lointain, perçant de temps en temps au milieu des cris, des vagues assourdies de musique douce. Alors qu’il franchissait une des portes principales, un hurlement ébranla l’air derrière lui.
Plat combattit désespérément une envie de vomir.
Il fit trois kilomètres à pied, puis il s’arrêta.
Des poutres d’acier oscillaient à l’extrémité des rayons diamagnétiques, et le bruit vulgaire d’ordres hurlés avec l’accent des inférieurs emplissait l’air.
Il y avait toujours des bâtiments en cours de construction sur Atlantis. Deux cents ans plus tôt, quand Atlantis était devenue le véritable siège du gouvernement, ses alignements étaient tirés au cordeau, et il y avait de vastes espaces. Mais maintenant, on en était bien loin. C’était devenu la maison du plaisir du Xanadu dont parlait Coleridge.
Le toit de cristal avait été surélevé et élargi maintes fois au cours des deux derniers siècles. Chaque fois, on lui avait donné plus d’épaisseur, si bien qu’Atlantis pouvait continuer à s’élever en toute sécurité ; plus sûrement aussi résister aux chocs éventuels de cailloux météoriques qui n’étaient pas entièrement consumés par les minces couches d’air.
Et, alors qu’Atlantis devenait plus inutile et plus attrayante, un nombre sans cesse croissant de supérieurs laissaient leurs immeubles et leurs usines aux mains de gérants et de contremaîtres et se mettaient à résider en permanence sur l’Ile-Ciel. Tous construisaient plus grand, plus haut, d’une manière plus raffinée.
Et voilà encore un autre édifice.
Les Afat étaient tenues dans un état d’obéissance passive et de respect du devoir. Le nom que l’on donnait aux femmes – si tant est, pensait Plat avec aigreur, qu’on pût les appeler ainsi – venait de l’ancienne France, du temps où la Terre était divisée en nations. Là, aussi, la transformation et la dégénérescence prévalaient. Les anciennes Afat faisaient un travail de bureau derrière les lignes. Ces créatures, qu’on appelait encore Afat, étaient des soldats de première ligne.
C’était compréhensible, Plat le savait. Bien entraînées, les femmes étaient plus loyales, plus fanatiques, moins sujettes aux doutes et aux remords que les hommes ne pourraient jamais l’être.
Il y avait toujours des Afat présentes sur les lieux quand on construisait quelque chose, parce que la construction était le travail des inférieurs, et que les inférieurs, à Atlantis, devaient être surveillés. Exactement comme ceux de la surface devaient être intimidés. Dans les seules cinquante dernières années, l’artillerie atomique à longue portée qui garnissait le dessous d’Atlantis avait été doublée, puis triplée.
II regarda la poutre qui descendait doucement, deux hommes se lançant mutuellement des ordres tandis qu’elle se mettait en place. Bientôt, il n’y aurait plus de place pour de nouveaux bâtiments à Atlantis.
L’idée qui avait frappé son inconscient plus tôt dans la journée, effleura son conscient.
Les narines de Plat se dilatèrent.
Le nez de Plat se contracta nerveusement quand il sentit une odeur d’huile et de machines. Plus que la majorité des supérieurs gavés de parfum, il était habitué aux odeurs de toutes sortes. Il était allé sur la surface et il avait senti l’odeur puissante de ses champs cultivés et des fumées de ses villes.
Il dit au technicien :
— Je pense sérieusement à construire une nouvelle maison, et j’aimerais avoir votre avis sur le meilleur emplacement possible.
Le technicien était ébahi et content.
— Merci, Supérieur. Cela devient si difficile de s’arranger pour disposer de l’énergie nécessaire.
— C’est pour cela que je m’adresse à vous.
Ils parlèrent longuement Plat posa beaucoup de questions et, lorsqu’il revint à l’étage de cristal, il se perdit dans un dédale de spéculations. Deux jours passèrent pendant lesquels il fut assailli par le doute. Puis il se rappela le point, décrivant spirales sur spirales, et le regard jeune, étonné, que Spinney avait posé sur lui en disant : « Ce ne sont que des inférieurs. »
II prit une décision et sollicita une audience auprès du Sekjen.
La voix traînante du Sekjen accentuait un ennui qu’il ne prenait pas la peine de dissimuler. Il dit :
— Les Plat sont de bonne famille, et pourtant vous vous amusez avec les techniciens. On m’a dit que vous leur parliez d’égal à égal. J’espère bien qu’il ne deviendra pas nécessaire de vous rappeler que vos biens sur la surface exigent que vous y prêtiez attention.
Cela aurait signifié, bien sûr, l’exil d’Atlantis.
— Il est nécessaire de surveiller les techniciens, Sire, dit Plat. Ils sont d’extraction inférieure.
Le Sekjen fronça les sourcils.
— C’est le travail de notre commandante Afat. Elle s’occupe de ces choses-là.
— Elle fait de son mieux, je n’en doute pas, Sire, mais je me suis lié d’amitié avec les techniciens. Ils ne sont pas sûrs. Aurais-je d’autres raisons de me salir les mains avec eux, si ce n’était la sécurité d’Atlantis ?
Le Sekjen écoutait. D’abord, d’un air de doute ; puis, avec de la peur sur son visage mou.
— Je les ferai mettre en prison...
— Doucement, Sire, dit Plat. Nous ne pouvons nous débrouiller sans eux, en attendant, puisque aucun de nous ne peut manier les fusils et les antigravs. II serait préférable de ne pas leur donner l’occasion de se rebeller. Dans quinze jours, le nouveau théâtre sera inauguré, avec des jeux et des fêtes.
— Et qu’ont-ils l’intention de faire alors ?
— Je n’en suis pas encore sûr, Sire. Mais j’en sais assez pour vous conseiller d’envoyer une division d’Afat à Atlantis. Secrètement, bien sûr, et à la dernière minute afin que les rebelles n’aient plus le temps de changer les plans qu’ils ont mis au point. Ils devront les abandonner tout à fait, et quand on a laissé passer le moment propice, on ne peut jamais le retrouver. Je vous en dirai plus par la suite. Si c’est nécessaire, nous formerons de nouveaux hommes. Il serait dommage, Sire, d’en parler à quiconque à l’avance. Si les techniciens apprennent prématurément les mesures que nous prenons contre eux, les choses pourraient tourner mal.
Le Sekjen, qui avait posé sa main couverte de bagues sur son menton, réfléchit… et le crut.
Shah Guido G., pensait Philo Plat. Tu passeras à la postérité sous le nom de Shah Guido G.
Philo Plat observait l’animation, dans le lointain. Les places centrales d’Atlantis grouillaient de monde. C’était bien. Il avait eu lui-même du mal à se débrouiller pour s’échapper. Et il était temps, puisque la division d’Afat sillonnait déjà le ciel avec ses vaisseaux.
Elles manœuvraient maintenant nerveusement, prenant avec précision leur ultime position au-dessus de l’immense aérodrome surélevé qui pouvait parfaitement recevoir tous leurs vaisseaux à la fois.
A présent, les croiseurs descendaient à la verticale, en formation de parade. Plat jeta un regard rapide vers la cité proprement dite. La foule était devenue plus silencieuse, tandis qu’elle regardait cette démonstration qui ne figurait pas au programme, et Plat eut l’impression de n’avoir jamais vu autant de supérieurs en même temps sur l’Ile-Ciel. Pendant un moment, il ressentit une dernière inquiétude. Il était encore temps de donner l’alerte.
Et cela au moment précis où il savait qu’il n’était plus temps. Les croiseurs descendaient à toute vitesse. Il devrait se presser s’il voulait s’échapper sur son petit engin personnel. II se demanda avec écœurement, au moment même où il prenait les commandes, si ses amis de la surface avaient reçu son avertissement de la veille, ou le croiraient s’ils l’avaient reçu. S’ils ne pouvaient agir rapidement, les supérieurs se remettraient déjà du premier coup, même si le coup était dévastateur.
II était dans l’air quand les Afat atterrirent, sept mille cinq cents vaisseaux en forme de larme couvrant l’aérodrome comme un filet qui s’abat. Plat fit prendre de l’altitude à son vaisseau. Il était aux aguets...
Et Atlantis s’obscurcit ! C’était comme une chandelle sur laquelle se serait refermée une main puissante. A un moment, elle embrasait la nuit à soixante-quinze kilomètres à la ronde ; le moment d’après, elle était noire sur du noir.
Pour Plat, les milliers de cris se fondirent en un unique cri de peur, aigu, grêle, perdu, et les ondes de choc de l’écrasement d’Atlantis sur la Terre vinrent frapper son vaisseau et le projetèrent au loin.
Il ne devait jamais cesser d’entendre ce cri.
Fulton dévisageait Plat.
— Avez-vous jamais raconté cela à quelqu’un ? dit-il.
Plat secoua la tête.
Fulton revint aussi, par la pensée, un quart de siècle en arrière.
— Nous avions reçu votre message, naturellement. C’était difficile à croire, comme vous le pensiez. Beaucoup avaient peur que ce soit un piège, même quand arriva la nouvelle de la chute. Mais… ma foi, c’est de l’histoire. Les supérieurs qui restaient, ceux qui étaient sur la surface, étaient démoralisés, et, avant qu’ils aient pu se reprendre, on en finit avec eux.
« Mais, dites-moi », il se tourna vers Plat avec, soudain, une vive curiosité. « Qu’est-ce que vous avez fait ? On a toujours supposé que vous aviez saboté les stations d’énergie. »
— Je sais. La vérité est bien moins romantique, Fulton » Le monde préfère toujours croire à ses mythes. Passons.
— Puis-je connaître la vérité, moi ?
— Si vous voulez. Comme je vous l’ai dit, les supérieurs bâtissaient, bâtissaient jusqu’à saturation. Les rayons d’énergie antigrav devaient supporter un poids en bâtiments, en canons et en coques protectrices qui avait doublé et triplé au cours des ans. Toutes les demandes que les techniciens pouvaient avoir faites pour obtenir des moteurs plus récents et plus puissants étaient repoussées, parce que les supérieurs préféraient avoir de la place et de l’argent pour leurs demeures, et qu’il y avait bien assez de puissance pour le moment.
« Les techniciens comme je vous l’ai dit, en étaient déjà arrivés au point où la construction de bâtiments individuels les inquiétait. Je les avais interrogés et j’avais découvert exactement combien était mince la marge de sécurité qui demeurait. Ils attendaient seulement que soit achevée la construction du nouveau théâtre pour déposer une nouvelle demande. Ils n’avaient vraiment pas imaginé, pourtant, qu’à mon instigation, Atlantis serait appelée à supporter soudain le fardeau supplémentaire d’une division de cavalerie d’Afat dans leurs vaisseaux. Sept mille cinq cents vaisseaux, avec un équipage au complet !
« Quand les Afat atterrirent, ce qui représentait presque deux mille tonnes, l’alimentation en force motrice antigrav se trouva surchargée. Les moteurs calèrent, et Atlantis ne fut plus qu’un gros rocher, à quinze kilomètres au-dessus du sol. Que pouvait faire un tel rocher sinon tomber ?»
Plat se leva. Ensemble, ils revinrent vers leur vaisseau.
Fulton ricana.
— Vous savez, dit-il, il y a une fatalité dans les noms.
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, c’est qu’une fois de plus dans l’histoire, Atlantis a été victime de l’Afatuité.